5

David parcourut des yeux les papiers éparpillés en tas sur son bureau. Il avait ramené chez lui un mémorandum légal de l’affaire Stafford afin de le relire, mais il était trop fatigué pour continuer. Il ferma les paupières et se les massa. La pression lui faisait du bien.

Il se leva et s’étira. Il était dix heures trente. Il regarda par la fenêtre de son bureau. Une lune jaune pâle, à demi pleine, s’élevait juste au-dessus de la colline.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’audience qui avait vu le maintien de Stafford en incarcération et l’affaire se présentait de mieux en mieux. Conklin s’était procuré une copie du dossier médical d’Ortiz, dont la lecture n’avait pas été dénuée d’intérêt. L’histoire de la Mercedes commençait également à porter ses fruits. Plus important, Terry Conklin avait fini par prendre les photos du motel telles que David les voulait ; elles n’étaient pas encore développées, mais Terry était certain qu’on y verrait ce que l’un et l’autre s’attendaient à y voir.

David avait également appris beaucoup de choses concernant Larry Stafford. L’avocat et Terry avaient eu des entretiens avec des gens qui connaissaient l’inculpé. Il en était sorti le portrait d’un homme qui subissait toujours plus de pression qu’il ne pouvait en endurer. Larry était un bûcheur, jamais satisfait de ses résultats, toujours à la recherche du trésor au pied de l’arc-en-ciel.

Ses parents avaient divorcé alors qu’il était adolescent. La mère de Larry, qui avait obtenu sa garde, s’était révélée incapable de supporter l’écroulement de l’existence qu’elle avait édifiée autour d’un homme.

Le père de Larry, un militaire, était partisan d’une discipline sévère. Larry l’idolâtrait. Il croyait, tout à fait à tort, que son père était parti parce que son fils l’avait déçu. Depuis, il mettait toute son énergie à prouver qu’il valait quelque chose.

Il avait commencé non seulement par s’engager dans l’armée, mais dans les marines. Au collège, puis plus tard en faculté de droit, il avait travaillé d’arrache-pied, étudiant jusqu’aux limites de l’épuisement. Sur le plan social, c’était la même histoire. Il lisait tout ce qui s’écrivait sur l’art de s’améliorer, roulait dans les voitures de sport les plus récentes – souvent obligé de s’endetter pour se les procurer – et s’habillait à la dernière mode. Ceux qui ne le connaissaient pas auraient pu croire qu’il avait atteint le succès qu’il recherchait, alors qu’en réalité, il n’avait réussi qu’à vivre dans un état de peur perpétuelle qui le poussait à se donner des objectifs qu’il ne pourrait jamais réaliser.

David en avait fini par éprouver une certaine pitié pour son client. Jennifer avait raison lorsqu’elle affirmait qu’il n’était qu’un petit garçon. Il n’avait aucune idée de ce qui était important dans la vie, et il avait passé la sienne, jusqu’ici, à courir derrière les symboles du succès. Et aujourd’hui, alors qu’il était sur le point d’obtenir ces symboles, on allait les lui arracher des mains.

En se mariant, Stafford avait épousé la richesse et la beauté, mais cette union n’avait aucune chance d’avenir. Si Jennifer protégeait son mari, comme l’avait compris David, c’était par devoir davantage que par amour. Il avait la certitude qu’une fois le procès terminé et quelle qu’en fût l’issue, Larry Stafford perdrait sa femme.

Jamais, de plus, le jeune homme ne serait partenaire chez Price & Winward. David avait évoqué cette question avec Charlie Holt. Avant l’arrestation, les partenaires s’étaient montrés partagés ; Stafford n’était pas un juriste de première classe, mais il réussissait bien dans les dossiers qui demandaient avant tout de la persévérance. Son arrestation avait fait pencher la balance. Le cabinet d’avocats n’avait surtout pas besoin de ce genre de publicité. S’il était acquitté, Stafford devait s’attendre à y travailler encore pendant un an comme associé, pour qu’on ne pût pas accuser le cabinet d’injustice, mais on lui ferait clairement savoir que jamais on ne lui proposerait de partenariat.

On sonna à la porte et David alla ouvrir. C’était Jennifer Stafford.

« Puis-je entrer ? demanda-t-elle, un peu hésitante.

— Bien entendu », répondit-il en s’écartant.

Elle portait un jean, un col roulé noir et un poncho, et avait noué ses cheveux en queue de cheval. Il la trouva très belle.

« J’ai bien pensé appeler, dit-elle, toujours aussi peu sûre d’elle-même, mais j’ai eu peur que tu ne veuilles pas que je vienne.

— Ne sois pas ridicule, répliqua-t-il un peu trop vite. Je suis resté enfermé toute la soirée avec mes bouquins de droit ; un peu de compagnie humaine ne me fera pas de mal. »

Il la regarda s’avancer dans le séjour. Il avait fait un feu dans la cheminée et elle alla se placer devant, lui tournant le dos.

« Veux-tu boire quelque chose ? demanda-t-il.

— Avec plaisir. »

Les boissons étaient dans une autre pièce et il voulait avoir le temps de se ressaisir. C’était la première fois que Jennifer venait chez lui depuis la nuit où ils avaient fait l’amour. Voici qu’elle était de retour, et il ne savait trop comment se comporter. Depuis qu’il l’avait revue au tribunal, il n’avait pas cessé un seul instant de la désirer, mais il s’était conclu entre eux un accord tacite qui rendait taboue toute discussion personnelle.

Quand il revint avec un verre, il trouva Jennifer enfoncée dans l’un des gros coussins disposés devant le foyer. Il s’assit à côté d’elle, écoutant le craquement du bois et regardant monter les flammes torsadées.

« Comment ça se passe, pour toi ?

— Plein de travail. L’école a rouvert. J’ai mon programme à préparer, et on m’a attribué une classe de surdoués. On n’a pas intérêt à s’endormir, avec ces gosses.

— Tu n’as pas eu de problèmes à cause de l’affaire ?

— Non. En fait, tout le monde s’est montré très gentil. John Oison, le directeur, m’a dit que je pouvais prendre un congé pour tout le temps du procès.

— Sympa.

— Et mes parents m’ont aussi beaucoup soutenue. Je n’en reviens pas.

— Pourquoi, tu ne t’entends pas avec eux ?

— Maman n’a jamais beaucoup aimé Larry. Tu sais comment sont les mères. (Elle haussa les épaules.) Bref, elle m’a proposé de m’accompagner à la prison, les jours de visite. »

Elle éclata soudain de rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— J’imagine ma mère à la prison… Tu comprendrais, si tu la connaissais. »

Elle éclata de nouveau de rire. Un rire chaleureux et ouvert, sans rien de ce côté contraint qui avait caractérisé leurs relations depuis qu’ils s’étaient revus. David eut très envie de la prendre dans ses bras. Elle dut le sentir, car elle s’arrêta et son sourire s’évanouit.

« Il faut que tu sois honnête avec moi, David. Est-ce que tu vas gagner ? Larry va-t-il être acquitté ?

— J’ai tout lieu de le penser. L’accusation repose exclusivement sur le témoignage d’Ortiz, et je crois avoir les moyens de le réduire en pièces. »

Il s’était attendu à ce qu’elle lui demandât comment il allait s’y prendre pour démolir Ortiz, mais elle n’en fit rien. Au lieu de cela, elle se leva et s’avança jusqu’à la fenêtre. Il roula sur le côté et la suivit des yeux.

« Si jamais Larry était condamné…, commença-t-elle. Si tu ne faisais pas de ton mieux… »

Elle n’acheva pas. Il se leva et la rejoignit. Quand il parla, sa voix était ferme :

« Jamais je ne ferais cela, et tu ne voudrais pas que je le fasse. Ce n’est pas la solution de notre problème, Jenny.

— David, je… »

Il l’interrompit en lui posant deux doigts sur les lèvres.

« Nous sommes tous les deux soumis à une terrible pression, Jenny. Je n’aurais jamais dû accepter de plaider cette affaire. Je me suis raconté des histoires, mais la raison principale était mon envie de te revoir. Une très mauvaise raison, mais on ne peut plus rien y faire.

— Oh ! David », dit-elle.

On aurait dit le soupir d’une âme perdue. Il passa un bras autour de ses épaules et ils se tinrent ainsi – elle appuyant la tête sur l’épaule de David –, sans se serrer fort, mais au contraire délicatement, avec douceur.

« Tu ne peux pas savoir combien j’avais envie de te revoir, dit-elle. Mais je ne voulais pas faire de mal à Larry. Après cette soirée… je ne savais plus où j’en étais, je me sentais coupable… En plus, je n’avais aucune idée de ce que cela avait signifié pour toi. Tu étais si sûr de toi, comme si tu avais… déjà couché avec beaucoup d’autres femmes. Je me disais que ce n’était pour toi qu’une passade, sans doute, et que j’aurais l’air d’une idiote.

— Ça n’a jamais été qu’une passade, murmura-t-il.

— Et puis on a arrêté Larry et Charlie m’a dit de t’engager. C’était encore pire, du coup, mais Larry avait besoin de toi.

— Et moi, j’ai besoin de toi, Jenny, énormément besoin. »

Elle leva les yeux vers lui. On y lisait de la peur. Mais lui aussi avait peur. Leurs lèvres se joignirent et ils se laissèrent couler sur la moquette épaisse, puis firent l’amour devant le feu.

Elle s’endormit ensuite dans ses bras. Quand il eut l’impression qu’il ne la réveillerait pas, David se dégagea et tira une couverture sur elle. Le reflet des flammes jouait sur son visage et elle avait l’expression paisible d’une enfant dans son sommeil.

Il mit une nouvelle bûche dans le feu, puis s’assit face à Jennifer pour la regarder. Dire qu’elle avait été sur le point d’avouer quelque chose à quoi il préférait ne pas penser… Il pouvait perdre le procès, et leur problème serait résolu. Mais il n’en était pas question. Il ferait acquitter Larry Stafford en plaidant mieux qu’il ne l’avait jamais fait.

Quelle serait leur vie, si jamais il perdait volontairement ce procès ? Même si personne d’autre ne le savait, Jennifer et lui ne pourraient l’ignorer, et cela les détruirait.

Jennifer affirmait que Larry était innocent, et les photos de Conklin le prouveraient. Larry Stafford serait acquitté. Après quoi, Jennifer choisirait. Librement.

Le Dernier Homme Innocent
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